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Organisation de la santé : le déclin de l’empire ordinal
On novembre - 7 - 2012
Au cours de l’été dernier, Marisol Touraine avait agité le microcosme politico-médical en annonçant que l’adhésion à leur ordre professionnel pourrait devenir facultative pour les infirmiers et les autres professionnels de santé. Il n’en n’avait pas fallu plus pour que ressurgissent les spéculations sur l’avenir de l’Ordre des Médecins. Pour mettre fin à ce buzz, la ministre de la Santé a récemment confirmé que le caractère facultatif de l’inscription aux ordres professionnels ne concernerait que les infirmiers à l’exclusion des autres professionnels de santé et plus encore des médecins.
Une institution condamnée en 1981
Cette mise au point n’a pas mis fin aux assauts des opposants à l’Ordre des Médecins qui poursuivent un long – et à ce jour vain – combat qui a eu ses heures de gloire au début des années 80. Il y a en effet un petit coté vintage dans cette bataille. En 1981, François Mitterrand avait inscrit, parmi ses 110 propositions, la suppression de l’Ordre des médecins. La gauche historique et romantique, celle des nationalisations et de la rupture avec le capitalisme condamnait la vénérable institution à cause de son origine vichyssoise, de son corporatisme éhonté et de son conservatisme congénital. Après deux années d’intenses débats, le Président qui avait aboli la peine de mort, décidait de gracier l’Ordre des Médecins sans pour autant – on le verra – renoncer à lui régler son compte. L’incidente de l’actuelle ministre de la Santé a relancé le procès politico-médiatique sur la base des mêmes chefs d’accusation : vichysme, corporatisme et conservatisme. Il n’est donc pas inutile d’instruire ce procès à charge et à décharge…
Il faut tordre le cou à cette contre-vérité historique. Un Ordre des Médecins a bien été créé par deux lois, en 1940 et 1942, mais ce ne fut pas le seul. Toutes les professions indépendantes – avocats, architectes, etc.. – ont été ainsi dotées d’un ordre professionnel qui se substituait aux syndicats. Dans la logique de l’Etat français, les syndicats étaient, au même titre que les juifs et les francs-maçons, responsables de l’effondrement du pays. L’objectif, en les supprimant et en les remplaçant par des ordres, était à la fois de contrôler ces professions et de les mettre à l’abri de la concurrence. Cela revenait à recréer les corporations d’avant la Révolution et à imiter le modèle d’organisation économique et sociale mis en place au Portugal et en Espagne par les régimes autocratiques de Salazar et de Franco. D’ailleurs, dans ces deux pays, ce système de corporations perdurera jusqu’à la fin de ces régimes, respectivement en 1974 au Portugal avec la révolution des œillets et, en 1975, en Espagne avec l’avènement du roi Juan Carlos.
Corporatisme éhonté.
Sur ce terrain, les procureurs ont plus d’arguments et un dossier plus solide. Chargé de veiller au respect de la déontologie médicale, l’Ordre est en quelque sorte une police et une justice professionnelles qui doivent sanctionner les médecins prenant des libertés par rapport au serment d’Hippocrate et régler les conflits entre confrères. Les patients peuvent s’adresser à l’Ordre pour se plaindre de refus de soins, de traitements inappropriés, de fautes de diagnostic etc.. Pendant longtemps, la règle a été celle des petits arrangements entre amis et rares étaient les plaintes de patients accueillies favorablement et se traduisant par des sanctions à l’encontre des médecins.
Il a fallu attendre 2002 et la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé pour que cette justice interne et corporatiste soit réformée. Le plaignant a la qualité de partie, une conciliation est obligatoire et surtout les chambres disciplinaires sont présidées par des magistrats des tribunaux administratifs en première instance comme en appel. Mais cette nouvelle procédure n’est pleinement opérationnelle que depuis 2007 et le recul manque pour évaluer ses effets sur l’évolution de la justice ordinale. De toute façon, du fait de la période antérieure, la suspicion et le discrédit sont tellement forts que les patients préfèrent se tourner vers la justice civile ou pénale pour faire valoir leurs droits.
C’est le cœur du procès et la défense ordinale peine à écrire une plaidoirie crédible. Pour simplifier, l’Ordre des médecins a été hostile à toutes les évolutions médico-économiques, à commencer par la création de la Sécurité sociale qui, à ses yeux, a le défaut de s’immiscer dans le colloque singulier médecin-malade. Pour les mêmes raisons, il s’opposera au conventionnement, d’abord départemental ensuite national parce que – sacrilège – celui-ci fixe des tarifs opposables alors que la médecine libérale est fondée sur le tryptique liberté d’installation, de prescriptions et d’honoraires. Au nom de ce principe d’indépendance des médecins, il s’élèvera contre la volonté de l’Etat et de l’assurance-maladie de surveiller les prescriptions des médecins. En revanche, il sera moins regardant sur les relations d’intérêts entre les médecins et les laboratoires pharmaceutiques finançant généreusement les congrès sous les tropiques, les voyages d’études dans des contrées exotiques, la formation continue orientée, etc.. Il faudra attendre la fameuse loi anti-cadeaux de 1993, qui limite la valeur des avantages qu’un médecin peut recevoir d’un laboratoire sur une base transparente pour qu’il s’y intéresse.
L’Ordre se montrera aussi hostile au secteur II parce qu’il introduit une forme de concurrence entre médecins. En revanche, il sera totalement défaillant dans la lutte contre le non respect de la règle du « tact et de la mesure » – notion qu’il ne s’est pas beaucoup donné de peine à définir – à tel point que dans la négociation qui vient de s’achever, il est totalement exclu du dispositif de surveillance et de sanctions à l’encontre des médecins qui pratiquent des tarifs abusifs. L’assurance-maladie et les syndicats de médecins sanctionnent l’Ordre des Médecins pour ce que la Cour des Comptes dans son dernier rapport décrit, en termes diplomatiques, comme « un contrôle du respect de la déontologie médicale à la portée trop limitée ». Plus récemment, l’Ordre s’est opposé à la rémunération à la performance introduite dans la convention médicale 2011. Mais ses oppositions et ses cris d’orfraies n’ont aucunement freiné les évolutions du système. 99 % des médecins sont conventionnés, 90 % des généralistes ont accepté de jouer le jeu du paiement à la performance et les syndicats de médecins signent chaque année des accords de maîtrise médicalisée avec l’assurance-maladie. Bref, l’Ordre est totalement exclu du jeu médico-économique.
Le conservatisme s’est aussi exprimé sur les questions d’éthique et de société. Nul n’a oublié la violente campagne que l’Ordre des médecins a menée en 1974-75 contre la loi légalisant l’avortement qui a finalement été votée grâce à la volonté politique de Valery Giscard d’Estaing, le combat de Simone Veil et… les voix de la gauche. Celle-ci s’en souviendra et l’attitude de l’Ordre dans cette affaire comptera beaucoup dans le projet de le supprimer. En 1982-83, parce qu’il avait d’autres priorités, d’autres conflits lourds dans la santé et des pressions de toute nature, François Mitterrand renoncera à ce projet, mais il déploiera à l’encontre de l’Ordre des médecins, une stratégie plus cruelle encore, celle de la marguerite qui consistera à dépouiller l’institution de ses prérogatives à la manière d’une marguerite que l’on effeuille jusqu’au dernier pétale.
Le comble est que, consciemment ou non, les gouvernements successifs ont poursuivi cette stratégie de la marguerite ordinale qu’ils ont lentement mais surement effeuillée. L’Ordre a, dans ses missions, celle de conseiller les pouvoirs publics et de rappeler les médecins à quelques-uns de leurs devoirs. Mais, au fil du temps, plusieurs dispositions ont vidé de sa substance ces missions.En 1994, les URML – rebaptisées URPS en 2010 – ont remplacé l’Ordre dans les missions de réflexion et de conseils sur l’organisation territoriale de la santé. Historiquement, l’Ordre est chargé de veiller à la permanence des soins et d’organiser le tableau de garde. Mais, depuis 2002, la participation à la permanence des soins est facultative et depuis 2011, son organisation relève des Agences régionales de santé qui décident de la répartition des secteurs et de la nécessité ou non de mettre en place une garde médicale de nuit entre minuit et 6 heures du matin.
L’Ordre était aussi en charge de l’organisation de la formation continue des médecins. Celle-ci est devenue essentiellement conventionnelle, résultant d’un accord entre les syndicats de médecins et les Caisses d’assurance-maladie. Pour finir, l’Ordre est totalement exclu du pilotage du nouveau dispositif – le développement professionnel continu (DPC) – qui va se mettre en place en 2013. L’affaire sera gérée par l’Assurance-maladie, l’Etat, la Fédération des spécialités médicales et le Conseil national de médecine générale. Au total, la marguerite ordinale est bien effeuillée. L’Ordre n’est même pas le maître d’œuvre du code de déontologie qui relève de la loi. L’Ordre propose des réformes mais c’est le législateur qui décide. Tout au plus en est-il le gardien. Au fond, il ne lui reste plus qu’un seul pétale, celui de ses missions administratives qui consistent pour l’essentiel à vérifier la réalité des diplômes des médecins et leur donner un visa pour exercer. Chaque année, il publie un très instructif atlas de la démographie médicale qui montre inexorablement le désintérêt des jeunes médecins pour l’exercice libéral traditionnel.
Dans ce contexte, le débat sur sa suppression ne présente plus aucun intérêt à moins que comme le dit le « Papé » dans Manon des sources, le roman de Marcel Pagnol « Quand on a commencé d’égorger le chat, il faut le finir »… Spectateur impuissant des évolutions de la société médicale, acteur privé de rôle et institution marginalisée, l’Ordre des Médecins est à un point de son histoire où il doit s’interroger lui-même sur le sens de son existence. A 67 ans, il n’est peut-être pas trop tard.
Philippe Rollandin
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