Médecins agresseurs sexuels : mais que fait l’Ordre ?

EGORA Fanny Napolier le 01-02-2022

L’Ordre des médecins protégerait-il les praticiens auteurs d’abus sexuels ? 

C’est ce dont l’accuse un collectif d’associations alors que l’institution assure faire son possible pour lutter contre les violences sexuelles commises par des médecins. À l’heure où la parole se libère, celui-ci réclame une enquête.

Affaire Hazout, affaire Le Scouarnec, affaire Soubiran, affaire Henric... 

Sur le bureau du Dr Bernard Coadou, généraliste retraité et farouche opposant à l’Ordre des médecins, les dossiers s’accumulent. Avec une quarantaine d’associations et d’organisations regroupées en collectif, il recense les cas d’agressions sexuelles commises par des médecins. Et met en cause l’Ordre, qu’il accuse de trop souvent couvrir ces agissements.

En novembre dernier, le collectif baptisé "Désordre" réclamait un complément d’enquête sur les pratiques de l’Ordre, à la manière du travail qui a été mené par la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église. Face à ces agressions, l’Ordre "néglige très souvent la parole des victimes et de leurs proches, laisse de nombreux agresseurs impunis (...), favorise l’omerta confraternelle en menaçant et sanctionnant des médecins honnêtes désireux de témoigner de malversations de collègues prédateurs", estiment les signataires de l’appel.

À quelques mois de l’ouverture du second procès Le Scouarnec, du nom du chirurgien accusé de viols et d’agressions sexuelles sur plus de 300 victimes, le collectif entend mettre la pression. Et s’appuie notamment sur un rapport de la Cour des comptes paru en 2019, qui pointait un manque de rigueur dans le traitement des plaintes à caractère sexuel.

Porter plainte

"Il y a eu quelques cas, ponctuels et passés, où l’Ordre a été défaillant, admet le Dr Jean- Marcel Mourgues, vice-président du Cnom. Mais, même si ces cas ont été dramatiques, parce que nous avions affaire à des serials agresseurs, ils n’apportent pas la preuve d’une défaillance systémique de l’institution. Ces affaires ont été montées en épingle par la Cour des comptes."

Car l’Ordre assure prendre le sujet à brasle-corps. "Nous assistons à une libération de la parole sur ce sujet, qui touche tous les milieux. Il y a une prise de conscience globale. Tous ensemble, nous devons œuvrer dans le même sens, faire preuve de pugnacité, de fermeté et de diligence plutôt que de jeter l’opprobre sur l’institution", ajoute le responsable ordinal. Et de souligner que l’Ordre n’a pas attendu le rapport de la Cour des comptes pour travailler sur le sujet.

En 2017, le Cnom publiait effectivement un long texte intitulé "Contre le harcèlement et les abus sexuels dans le milieu médical", rappelant aux conseils départementaux "l’obligation, dès réception de signalements pour harcèlement sexuel, d’en prendre acte et d’entamer systématiquement la procédure habituelle" et appelant les chambres disciplinaires à juger les auteurs présumés de violences sexuelles "en toute indépendance". Il appelait déjà les personnes se déclarant victimes d’un médecin à porter plainte "afin que ces abus soient reconnus et sanctionnés".

Une page a d’ailleurs été créée sur le site du Cnom expliquant comment signaler une agression sexuelle commise par un médecin et comment porter plainte auprès...

Confraternité : la mise au point de l'Ordre national
"La confraternité n'est pas une lessiveuse pour blanchir des hommes, des femmes et des comportements hautement reprochables", affirme le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice- président du Conseil national de l'Ordre des médecins. Interrogé sur les risques encourus par un médecin qui rapporterait à l'Ordre des soupçons concernant un confrère, l'élu national est catégorique : "Ce médecin doit être vu comme un lanceur d'alerte potentiel. Si un signalement doit protéger la société d'un agresseur, il faut y prêter attention et le traiter avec un a priori de vérité. Ce médecin ne doit pas risquer de sanction ordinale, à la seule réserve d'une diffamation caractérisée. Ce sujet est d'une gravité particulière. Il ne s'agit pas de ne pas traiter l'affaire et de mettre en difficulté le confrère signalant. C'est un élément important pour éviter que de nouvelles agressions soient commises."

Conseils départementaux. 

"Et même sans plainte, dès lors que des griefs d’une particulière gravité sont exprimés contre un médecin, les conseils départementaux doivent se saisir des faits présumés pour porter plainte auprès de la chambre disciplinaire de première instance", rappelle Jean-Marcel Mourgues.

Dans une autre publication, en réponse à un billet du médecin généraliste et blogueur Dominique Dupagne publié sur egora.fr en juin 2020, le Cnom assurait que la plus grande fermeté était réservée à ces plaintes concernant des abus sexuels, puisque "35 % des affaires ayant trait au 'comportement avec le patient-connotation sexuelle' jugées en première instance ont donné lieu à des interdictions fermes d’exercer ou des radiations, contre 13 % pour l’ensemble des décisions".

"Gestion catastrophique des abus sexuels" : un généraliste veut secouer l'Ordre

Lenteur des procédures

"On apprend donc que 65 % des affaires sexuelles gérées en première instance ne sont pas sanctionnées par une suspension ferme. Ces plaintes sont pourtant la partie émergée de l’iceberg, de nombreuses victimes n’ayant pas la force morale d’affronter leur prédateur devant l’Ordre. (...) Donc les deux tiers des victimes voient celui qui a brisé leur vie échapper à toute sanction significative", réagissait alors le médecin blogueur.

De fait, bien souvent, les associations d’aide aux victimes recommandent plutôt une plainte au pénal qu’une plainte devant l’Ordre des médecins. "Le parcours commence par une conciliation, parfois hostile, entre la victime et son agresseur présumé. On conseille d’ailleurs aux victimes de ne pas s’y rendre. Vient ensuite le résultat du jugement en première instance, qui peut être dévastateur pour les victimes quand leur parole est niée. Et si la victime en a le courage, elle fait appel. La procédure peut prendre cinq ans, déplore Dominique Dupagne. L’urgence, c’est que les victimes soient épaulées et soutenues, et que les responsables d’abus reçoivent des sanctions significatives et rapides. Pas cinq ans plus tard..." Que des lenteurs dans les procédures puissent exister, l’Ordre l’admet volontiers. "Mais au même titre que dans les instructions sur le plan pénal", relève Jean-Marcel Mourgues.

Quid des dissuasions dont l’Ordre est parfois accusé ? "Si elles sont faites, on ne le sait évidemment pas en temps réel et nous ne pouvons que les condamner, assure l’élu ordinal. Nous demandons à ce que les conseils départementaux soient très diligents et que, pour les dossiers où les faits présumés sont d’une gravité particulière, on ne procrastine pas", martèle-t-il.

Face à ce discours clair et ferme, comment expliquer que des plaintes ou des signalements pour agression sexuelle restent lettre morte ? 

Car pas moins de 118 plaintes ont été récemment déposées contre un gynécologue du Val-d’Oise, au moins six contre le Pr Émile Daraï à Paris, plus de 60 contre le Dr Bernard Henric, gynécologue dans le Pas-deCalais... 

"Si l’on considère l’Ordre en tant qu’instance nationale, alors de grands pas en avant ont été faits", explique Dominique Dupagne. Il reconnaît en effet que le Cnom fait preuve de volonté dans la lutte contre les violences sexuelles commises par des médecins et salue la modification du commentaire de l’article 2 du code de déontologie relatif aux "inconduites sexuelles", agressions et tout comportement à connotation sexuelle. "Mais l’Ordre, ce sont aussi des conseils départementaux et des cours de première instance, indépendants du national, où peuvent se trouver des proches d’éventuels auteurs d’agressions, ajoute -t-il. Le problème, c’est la vision archaïque qu’ont encore certains médecins. Beaucoup estiment qu’il n’est pas choquant qu’un médecin couche avec ses patientes. J’ai récemment entendu un urgentiste dire qu’en passant soixante heures par semaine à l’hôpital, s’il ne pouvait pas coucher avec ses patientes, il ne lui restait plus rien... Les nouveaux comportements arrivent avec la nouvelle génération, et se reflèteront dans les instances ordinales", veut croire le généraliste.

Rappel à l’ordre dans les départements

Tout en rappelant l’indépendance des instances départementales et régionales, l’Ordre national indique veiller à "l’homogénéisation" des réponses apportées aux signalements d’agression sexuelle sur le territoire. "Il ne serait pas admissible que dans un département, il y ait une nonchalance au traitement de ces signalements, et qu’il y ait rapidité et efficacité dans un autre, alors que les faits sont les mêmes", assure le vice-président du Cnom.

Une attention qui sera notamment de mise au sein du tout nouveau comité national de suivi des commissions « vigilanceviolence », en cours de déploiement dans tous les départements. "Le but de ce comité national est d’échanger avec les conseils départementaux sur les violences, de manière large, mais dont font partie les violences sexuelles commises par des médecins. Le but est d’échanger sur les réalités de terrain, et d’éviter tout dossier ou signalement non traité, assure Jean-Marcel Mourgues. Nous avons tous à balayer devant notre porte." Ce comité national s’est tenu pour la première fois mi-janvier, et devrait se réunir une fois par mois.

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